LE SECRET DERRIERE LA PORTE


Jean-luc Godard (Numéro deux) : « Et ta

mère, c’est un paysage ou un visage ?

Un visage ou une usine ? »



De 1988 à 1989, Joël Blondel fait une série de portraits de malades dans un hôpital psychiatrique. Parallèlement à ces portraits, il photographie les pavillons sur le bord de la plage à Sangatte. Pourquoi ? Il ne le sait pas très bien lui-même à ce moment-là. Il sait seulement que le vide des photographies d’une série le décharge de la complexité des émotions de l’autre. Qu’entre les deux un équilibre se refait, se retrouve. Qu’il y a une nécessité interne, à aller d’une série à l’autre.


En apparence, du moins, tout sépare les deux régimes d’images, l’habitat pavillonnaire et l’hôpital psychiatrique, hormis le fait que les initiales de l’un et de l’autre riment ensemble et qu’ils sont tous les deux issus d’un même regard. Tout : le format, le contenu, la lumière, la composition, le nombre, le sens et, enfin, la cohérence interne, l’autonomie du sens de chaque série.


Le format. Les portraits en hôpital psychiatrique ont été faits au 6 x 6, les photographies des pavillons de Sangatte au 24 x 36. Le carré pour les visages, le rectangle panoramique pour les villas, pour les paysages.


Le contenu. D’un côté un homme ou une femme, seul, dans un cadre nu ; de l’autre des murs, des toits, des volets, des fenêtres, des images d’habitations vides de toute présence humaine, inhabitées. Un désert de maisons.


La lumière. Il y a bien des zones d’ombre dans les visages, qui donnent du relief à leur expression. Mais jamais ces zones d’ombres n’empêchent leur lisibilité. C’est au contraire une manière d’éclairer. Les photographies des pavillons opposent, avec une grande constance, des masses d’obscurité à des pans de lumière.


La composition. Les patients sont toujours photographiés à la même hauteur : assis, en buste, de face. Si parfois, l’appareil de prise de vue semble plus haut ou plus bas que leurs yeux, cette impression de vue plongeante ou, à l’inverse, de légère contre-plongée est davantage due à l’attitude des patients devant l’objectif, suivant qu’ils se tassent, se replient sur eux-mêmes, ou qu’ils se redressent et se figent, qu’à un choix délibéré d’angle de prise de vue. Les maisons de Sangatte sont, elles, toutes photographiées en contre-plongée, parfois juste au pied d’un mur, d’autres fois au ras du sol : ces deux mondes, de la maison et de la maladie, ne sont pas à la même échelle. Du cadrage des patients à hauteur de la ceinture, on n’a aucune peine à déduire une image intégrale de leur personne. Il n’en va pas de même des photographies des pavillons : murs, coins, balustrades, balcons, toitures, contre-jours, jeux d’ombres, elles ne montrent jamais que des parties d’une maison, des objets partiels, des fragments d’un environnement disjoint et irreconstituable.


Le nombre. Chaque patient, par ses vêtements, par son allure, par sa coiffure, son visage, est singularisé, unique. Unique dans sa personne et dans l’épreuve de sa maladie. Il n’y a qu’un portrait par malade. L’image peut prétendre ainsi coïncider avec l’être. Fenêtres, balcons, huisseries, panneaux muraux préfabriqués, les matériaux de construction des maisons comme leurs formes sont des éléments standardisés, semblables d’une photo à l’autre, pièces interchangeables d’une série indéfiniment répétée. À la spécificité des portraits de l’hôpital psychiatrique, d’être l’image unique d’un être unique, s’oppose l’indétermination de la série des chalets, puisque d’aucune maison il n’existe une image globale, que tout pavillon apparaît comme un assemblage de pièces éparses et de regards fragmentaires, et qu’une même maison peut être photographiée sous plusieurs angles, de dos, de face, en pleine lumière, en contre-jour, etc., être représentée de façon multiple conformément à sa nature industrielle.


Le sens. Les malades photographiés par Joël Blondel expriment tous un même sentiment, mélange de tristesse, d’inquiétude, de peur et d’apathie, de fatigue. De souffrance muette. Leur monde est la solitude et le tourment. La lumière trop blanche qui les entoure nous suggère que, depuis longtemps, ils ont perdu le sommeil. Les chalets sont naturellement associés à l’idée de détente, de repos, de vacances et de bonheur familial. Photographiés sous un ciel de plomb, ils semblent endormis dans une nuit immémoriale.


Enfin, chaque ensemble de photographies présente une logique propre, une cohérence interne, qui le referme sur lui-même. À l’intérieur de chaque série, les photographies se complètent les unes  les autres : à la fois variations sur un thème, approfondissement et élargissement de la vision. Il y a, derrière les photographies de chalets, l’idée d’un cheminement, qui d’une maison à l’autre, au travers de ruelles, nous conduirait à une maison bien précise, à la porte et aux volets clos, terme de la promenade annoncé dès la deuxième photographie ; Un portrait seul pourrait laisser croire qu’il y a une image-type, un visage-type de la maladie mentale ; une série de portraits montre qu’il y a autant de maladies mentales que de visages, et que si les visages montrés sont parfois tristes sombres ou mélancoliques, cette tristesse est celle de gens ordinaires. Seule la souffrance a, comme la gaîté, un visage et l’on sait bien qu’en leur forme extrême, ces deux expressions antagonistes, de la douleur et de la joie, se rejoignent.


Contre toute attente, c’est l’exclusivité même de l’opposition des deux régimes d’images, de l’habitat pavillonnaire et de l’hôpital psychiatrique, qui les rapproche, les lie. L’opposition radicale de paysages désertés et de visages photographiés dans un cadre vide, sans décor, crée précisément entre les deux séries d’images une complémentarité. Elle produit la première comme cadre, décor, environnement de la seconde. Chaque série contient ainsi l’autre en creux, par défaut. Il n’y a plus des malades d’un côté et des maisons de l’autres, mais des images de maisons et de leurs habitants, mais des portraits de malades mentaux dont la souffrance prend soudain l’apparence d’une architecture brisée, disloquée, se projette en fragments agressifs de maisons abandonnées. Images d’une ville fantôme et de ses habitants disparus. Les masses d’ombre et de lumière, les formes rectilignes, les lignes brisées, anguleuses des maisons, leurs horizons systématiquement bouchés, les volets fermés, les portes cadenassées, tout cela, loin de définir le paysage riant et reposant de pavillons estivaux, dessine l’image hostile d’un monde dont les hommes et les femmes photographiés parallèlement par Joël Blondel, avec leurs épaules tombantes, les formes rondes de leurs corps tassés, la mollesse de leurs gestes, la tristesse de leurs visages, ou leur décharnement, leur apathie, sont à la fois les exclus et les victimes. Home sweet home. L’univers domestique cesse d’être un havre restructurant pour se retourner contre son occupant et le détruire, pour se charger d’ambivalence et d’ondes négatives.


L’hypothèse d’une qualité commune aux deux séries d’images se trouve renforcée par des correspondances de détail, des analogies formelles entre certains portraits et certains paysages. Ici, une percée triangulaire dans un mur épouse la silhouette en poire d’un homme aussi sombre, aussi foncé que le mur. Là, le crénelage d’un toit rappelle l’échancrure d’un col de chemise. Le carré blanc d’une fenêtre au cœur d’un mur noir répète, sur un plan horizontal, le contraste d’une chemise blanche et d’une veste noire. Plus loin, les lattes verticales d’un garage et les stries horizontales de la porte de ce même garage reproduisent les lignes horizontales et verticales de la chemise du portrait voisin. La division d’une photographie en deux masses égales de lumière et d’ombre fait écho à la tache noire d’un homme en blouson, cercle noir sur carré blanc. Les rayures d’une fenêtre parsemée d’inscriptions Coca Cola répètent le pointillé d’un tablier. L’angle d’un chalet vaut pour le reflet déformé du col du même tablier. Une porte de bois noyée dans l’ombre fait écho à  une écharpe glissée dans le col d’une robe de chambre. Ailleurs, une grande façade vitrée redouble les larges verres d’une paire de lunettes. Derrière ces répétitions de motifs se cache une parenté plus profonde. Les volets qui apparaissent entre deux murs, à l’angle d’une façade ou deux par deux, les portes sont autant d’yeux braqués sur le monde extérieur, où se réfléchit en premier le regard du photographe. De même que l’horizon est systématiquement bouché dans ces paysages, de même les « ouvertures », portes et fenêtres, sont toutes closes. Elles ne font qu’un avec le mur qui les porte. Fausses perspectives, fausses issues, fausses sorties, fausse liberté. Fenêtres et murs dessinent ensemble une série de heaumes hermétiquement fermés. Autrement dit : des visages. Ces visages sont en dialogue avec d’autres visages – ceux d’aliénés, de malades mentaux. La différence entre les deux est que les murs sont découverts alors que les autres ne se produisent que masqués, « carapacés ». À l’enfermement intérieur, au retrait du monde, qui caractérise la maladie mentale, répond ainsi, dans le monde de la raison et de la santé, l’enfermement extérieur des pavillons, le rejet du monde. Ces visages fortifiés, murés - qui, en définitive, sont les nôtres - disent en même temps toutes les défenses, les censures dont ils sont constitués, qu’il est nécessaire à l’homme d’accumuler pour vivre et réussir en société et dont, à l’inverse, sont dépourvus les patients de l’hôpital psychiatrique.


De la vie qui existe derrière ces portes fermées à double tour, ces volets tirés, ces fenêtres opaques, rien ne transparaît. De leurs habitants, les pavillons gardent jalousement le secret. Mais le secret, c’est aussi ce qui caractérise ces visages d’hommes et de femmes photographiés à l’hôpital : secret de leur maladie, de leur histoire, de leur passé, de qui ils sont. Voici que les regards se font fenêtres, les lèvres pincées, portes, les visages, murs, paysages… Sur ce secret qui gît sous les paysages et sous les visages, la photographie bute, inévitablement, comme sur sa propre limite. Parce que derrière les apparences, il n’y a pas d’autres apparences mais la parole, pas une autre image mais la possibilité de nommer. Le secret n’est pas du domaine du visuel, mais du langage (c’est un secret, surtout ne le répète à personne…). Derrière le mur des visages de l’hôpital, derrière les yeux clos des chalets de Sangatte, il n’y a rien à voir, il y a seulement à entendre.


1990, Yann Lardeau



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